Comment je suis devenu
colonialiste.
Avec l’autorisation
De Claude RIZZO, notre compatriote de Ferryville
Île de Malte 1843.
Paul Caruana regardait la
lettre posée sur la table. Voilà plus d’une demi-heure qu’elle était devant lui
sans qu’il se décidât à l’ouvrir.
— Tu vas l’admirer comme ça
jusqu’à ce soir ? lui demanda sa mère.
— Qu’est-ce tu veux que je
fasse ?
En plus de ne pas savoir
lire, Paul n’avait jamais reçu de lettres jusqu’à ce jour.
— Va voir notre curé. Lui te
la lira.
Caruana eut un geste de la tête. Comment oser rendre visite au prêtre alors qu’il ne mettait plus les pieds à l’église depuis des mois ? La honte était parvenue à vaincre sa terreur de l’enfer. Dieu comprenait sans doute la détresse qui le poussait au parjure. L’un des souliers de sa dernière paire s’était ouvert comme une figue trop mûre. Sa chemise partait en lambeaux et ses pantalons ne semblaient pas en meilleur état.
— Tu lui diras la vérité,
lui conseilla sa mère. Sur cette île, nous ne sommes pas les seuls à manquer de
tout, même de nourriture.
Putain de misère !
L’Archipel maltais connaissait sa troisième année de sécheresse. La terre,
brûlée par le soleil et le sirocco, s’ouvrait de crevasses larges comme le
poing. Les denrées devenaient un luxe que seuls les Anglais pouvaient encore
s’offrir. Une garnison de quinze mille hommes, les fonctionnaires et leur
famille qu’il fallait nourrir : les Britishs raflaient le peu que l’île
produisait encore, précipitant la population dans la famine.
Face à la calamité, certains
Maltais osaient chuchoter, imaginant que l’on pourrait importer quelques sacs
de blé français. Ces messieurs leur riaient au visage. L’Empire britannique
s’en remettant à la France pour approvisionner ses colonies. Fallait-il être
maltais pour imaginer une telle humiliation.
— Je crois bien que je vais
y aller, annonça Paul Caruana sans bouger d’un pouce.
Il eut un regard par la
fenêtre ouverte. Le troupeau s’était rassemblé au bout du champ. Plus rien à
brouter, deux chèvres étaient mortes en quelques semaines et les survivantes ne
donnaient plus de lait.
Paul passait désormais ses
journées dans la crique voisine. La vingtaine de minuscules poissons de roche,
une paire de mulets, une dorade les jours de chance, représentaient bien
souvent leur seul repas.
Caruana finit par se lever
et sortit.
— La lettre vient de ton
frère, annonça le capelan après avoir ouvert l’enveloppe.
— De Gaëtano, vous en êtes
sûr ?
Paul n’en revenait pas. Il
vivait dans la certitude qu’il n’entendrait plus parler de son aîné. Celui-ci
avait passé des semaines sur le port de La Valette, dormant sur les quais dans
l’espoir d’être embauché sur l’un des navires faisant escale sur l’île. Il
avait de toute évidence réussi son coup malgré la concurrence. Ils étaient des
milliers à rêver de départ vers des terres hospitalières où les enfants n’auraient
plus jamais faim. Un sixième de la population se préparait en effet à quitter
le pays de ses ancêtres. Ces hommes, ces femmes, allaient ainsi engendrer la
plus importante émigration en pourcentage que le monde n’ait jamais connue.
— Où est-il en ce
moment ? demanda Paul.
Le curé se signa avant de
répondre :
— À Tunis, chez les
Barbaresques.
Un nom rappelant à lui seul
la terreur aux couleurs de l’enfer qui fut imposée aux habitants de l’archipel
durant des siècles. La guerre de course connaissait alors de beaux jours.
Corsaires de Tunis et d’Alger, Chevaliers de Malte, se rendaient la politesse
dans des razzias où les populations capturées finissaient sous le joug de
l’esclavage. Ces visites croisées appartenaient désormais au passé. La France
avait occupé l’Algérie. La Royal Navy veillait sur le sommeil des ayants droit
de son Empire. Et il est prouvé que l’on dort bien mieux le ventre vide.
— D’après ce qu’il raconte,
ajouta le capelan, la vie est plus facile chez les païens pour les hommes qui
n’ont pas peur du travail. Il vous propose, à ta mère et à toi, d’aller le
retrouver. Il te demande aussi d’amener tes chèvres. Il paraît que les gens de
là-bas apprécient le lait des chèvres maltaises.
Le curé hocha la tête.
— Je serais bien étonné
qu’un mahométan puisse faire la différence entre le lait de chèvre et celui de
brebis. Bon, je continue. Il attend ta réponse. Si vous donnez votre accord, il
enverra quelqu’un vous chercher d’ici quelques semaines. Il faudra vous tenir
prêts à tout moment. Le bateau ne pourra pas vous attendre. Il finit en disant
qu’il fera son affaire du coût de la traversée et qu’il vous embrasse.
Le prêtre remit la page de papier quadrillé dans
l’enveloppe.
— Si tu veux, je t’écrirai
la réponse.
— Merci mon père ! Je
réfléchis avec ma mère et je vous dirai, répondit Paul en se levant.
— Et n’ai pas honte de venir
à la messe le dimanche, lui dit encore le prêtre en le raccompagnant. Je te
rassure. La moitié des paroissiens qui assistent aux offices n’ont plus de
chaussures.
Le sujet occupa désormais la
plupart de leurs échanges. Mme veuve Caruana percevait dans cette opportunité
une chance à ne pas laisser passer. Jamais elle n’envisagea toutefois de faire
partie du voyage. Le bout de son chemin se trouvait ici, près de son époux,
dans le petit cimetière bordant l’église paroissiale.
Paul décida alors de classer
le projet dans le tiroir des affaires sans suite. Il se préparait à rendre une
nouvelle visite au capelan quand sa mère revint à la charge.
— Tout est arrangé, lui
dit-elle. Tu n’as plus à te soucier de moi. J’irai vivre chez ta sœur Fiona.
Son mari est d’accord pour m’héberger. Il te demande seulement de lui donner
quatre chèvres avant de partir.
Paul s’éveilla en sursaut.
On frappait à la porte sans ménagement.
— Tu as une demi-heure pour
te préparer et réunir tes bêtes, annonça l’un des deux visiteurs dans un
maltais chancelant. Le bateau est ancré dans Saint George’s Bay. Départ dans
deux heures.
— Comme ça, en pleine
nuit ?
L’autre eut un sourire.
— Hé oui, c’est ainsi, notre
métier se pratique plutôt de nuit.
— Et quel est votre
métier ?
— Le même que celui de ton
frère Gaëtano et de bien des Maltais de Tunisie. C’est une sorte
d’import-export où les échanges se font bien plus dans les criques isolées que
dans les grands ports. Tu vois ce que je veux dire ?
Non, Caruana ne voyait pas.
Mais l’instant se prêtait peu aux éclaircissements. Le temps de serrer sa mère
contre lui, de sortir les chèvres de la bergerie, Paul Caruana quittait Ghar
Dalam, le village de ses ancêtres. Deux heures plus tard, son île disparaissait
dans les brumes de la nuit. Il ne devait plus jamais y revenir.
Tunis
1846.
Camerla Caruana attela son
bouc à la petite charrette imaginée et conçue par son époux. Elle installa
Fifine au premier étage, l’impériale en quelque sorte, capitonnée d’un vieil
édredon et garnie d’un parapluie à l’usage de toutes les saisons.
Le nourrisson ouvrit les
yeux, sourit à sa mère et se rendormit. Camerla lui passa la main sur le visage
dans une tendre caresse.
— C’est l’heure de ta
promenade, lui dit-elle en chargeant un arrosoir et une éponge destinés à
nettoyer le pis de ses bêtes.
Le troupeau se mit en
marche. Le bouc, sérieux comme un officier de l’armée des Indes, gardait ses
distances, avançant à deux pas derrière sa patronne sans jamais se laisser
distraire par les trognons de légumes et les papiers gras parfumés par les
restes de gâteux au miel.
— Aïa, aïa ! Mourou,
mourou ! criait Camerla, prolongeant ses appels d’un sifflement
inimitable, connu dans tout le quartier franc et dans les moindres ruelles de
la Médina.
Les premiers clients
sortaient sur le pas de la porte, provoquant un affrontement général. Les
chèvres perdaient alors leur flegme, se distribuant maints coups de corne dans
leur désir de se présenter en tête devant Camerla. Leurs mamelles traînaient au
sol, battaient leurs pattes et les faisaient souffrir. Leur combat était celui
de la liberté.
Paul Caruana quitta l’église
Sainte Croix. Assis sur les marches, il enleva ses chaussures, noua les lacets
et les posa ainsi sur son épaule. Un geste guidé par un souci d’économie qui ne
le quittait pas malgré les trois pièces d’or que son travail et celui de son
épouse leur avaient rapportées.
Le curé, un Italien du Nord,
blond comme un ange du Paradis, sortit à son tour et vint s’asseoir à ses
côtés.
— Paolo, lui dit-il, je
voudrais te donner un conseil. Et je pense qu’il serait sage que tu le prennes
au sérieux. Vois-tu, je crois qu’il est temps que ton fils Nazzareno fréquente
l’école italienne.
Caruana hocha la tête.
L’idée lui paraissait plus que saugrenue.
— À l’école, mais pour quoi
faire, mon père ? demanda-t-il.
— Pour apprendre à lire et à
écrire. Mais aussi pour parler un bon italien. Vous savez que vous, les Maltais
de Tunisie, vous êtes destinés à devenir italiens un jour ou l’autre. Et je
pense que c’est là le désir de la majorité d’entre vous.
Paul ne pouvait nier que le
prêtre avait raison. Les quelques milliers de Maltais vivant à Tunis
subissaient de plus en plus l’influence italienne, seule communauté européenne
organisée, défendue par une ambassade puissante et active.
Malte, n’étant pas
considérée comme une nation, ses habitants ne pouvaient prétendre à aucune
citoyenneté. Une époque où la loi tunisienne imposait aux consulats européens
de prendre en charge leurs ressortissants. Mais où caser ces Maltais devenus
bien encombrants ? L’ambassade du Royaume-Uni, sur la demande présente du
Bey, fut contrainte de reconnaître leur existence. Et les voici sujets de
l’Empire britannique ou éléments anglo-maltais suivant l’humeur d’un secrétaire
de service.
Une décision qui n’en fit
pas des Anglais pour autant. Le seul chemin qui s’ouvrait devant eux les
dirigeait vers la nationalité italienne. Toute l’organisation de la vie
quotidienne les y invitait : la paroisse Sainte-Croix sur laquelle régnait
un clergé italien, les journaux, les écoles, l’île de Malte qui se perdait dans
les souvenirs, les mariages mixtes et la volonté légitime d’appartenir à une
nation prête à les reconnaître comme citoyens à part entière.
— Je parle l’arabe, le
maltais et l’italien, fit remarquer Caruana. Et pourtant, je ne suis jamais
allé à l’école.
Le prêtre eut un sourire.
— Il est question de
l’italien, du vrai, pas du charabia sicilien que j’entends ici tous les jours,
et auquel j’ai dû m’adapter pour me faire comprendre.
Caruana promit de réfléchir.
Dix minutes plus tard, se promenant dans la Médina, il avait oublié le prêtre
et sa drôle d’idée.
Paul ne pouvait se lasser du
spectacle que lui offraient les marchés de Tunis. Il devait bien admettre
qu’Allah pouvait se montrer plus généreux que le Christ quelquefois. Des
montagnes d’agrumes, un jardin potager béni des dieux, des pastèques qu’un seul
homme ne pouvait porter, des dizaines de boucheries proposant des agneaux
enlevés à leur mère et des moutons à la chair ferme et odorante suivant les
goûts. Des marchés vivants, bruyants, animés par des orchestres de rues, des
diseuses de bonne aventure et des charmeurs de serpents. Des marchés où
l’odorat était assailli à chaque instant : coriandre, clou de girofle,
tebelcarouia, camoun, se mélangeaient dans des bouquets qui n’appartenaient
qu’à l’Orient.
Caruana constata à nouveau
que la Tunisie l’avait capturé. Il aimait ce pays et tous les êtres qui le
partageaient : Arabes, Juifs, Siciliens et Maltais. Il en était à présent
certain. C’est sur cette terre qu’il voulait mourir.
Paul retrouva son fondouk du
quartier franc, le seul où les chrétiens étaient en droit de résider.
Des pièces l’une dans
l’autre ouvraient sur une cour aux allures d’arche de Noé. Les cochons,
volailles et chèvres des locataires partageaient l’espace avec les ânes des
Tunisiens en visite à la Médina et les chameaux de tribus nomades résidant en
ville le temps de vendre les produits de leur artisanat.
Là, s’entassaient une
trentaine de familles maltaises, parmi les immondices, dans le doux parfum du
fumier et des ordures. Et quand le temps se mettait à l’orage, lorsque ces
tornades propres à la Méditerranée arrosaient la ville, leur arrivait alors
tout ce que l’eau charriait avec elle. Le quartier franc méritait bien son
titre d’égout de Tunis.
Tunis 1862.
On enterrait ce jour-là Paul
Caruana, emporté par l’épidémie de typhoïde qui avait eu comme effet d’élaguer
le quartier franc et de libérer ainsi quelques places pour de nouveaux
immigrants. Le flot des miséreux arrivant de Sicile et de Malte n’était pas
près de se tarir. Sans cette loi beylicale absurde, les contraignant à
s’entasser dans le cloaque de la ville, leur existence aurait eu un goût de
miel. Ce pays ne comptait en effet que dix-sept habitants au kilomètre carré.
L’archipel maltais en dénombrait plus de six cents.
Tunis 1881.
Nazzareno Caruana était
arrivé deux bonnes heures avant le début du défilé. La foule des grands jours
se pressait le long de la Promenade de la Mer. Les Tunisiens étaient venus en
nombre, voulant sans doute célébrer l’arrivée d’une civilisation éclairée qui
les sortirait enfin de leur Moyen-Âge. Les juifs paraissaient plus sceptiques.
Ils jugeraient sur pièce, l’Histoire leur ayant enseigné que ses vicissitudes
les désignaient bien souvent comme bouc émissaire.
Caruana, lui, était là pour
jouir d’un spectacle gratuit. L’événement ne semblait pas de nature à changer
le cours de son existence. La France, à cette époque, offrait aux Maltais une
image trouble et mitigée. Ces derniers n’avaient pas oublié le passage de
Bonaparte et de ses soudards sur leur île. Les soldats de la Révolution,
portant dans leurs bagages l’utopie de la liberté, furent accueillis comme des
libérateurs. Ils sonnaient le glas du règne des Chevaliers, maîtres de
l’Archipel depuis 1530. Dix-huit mois plus tard, les habitants se révoltaient
contre ces envahisseurs hautains et pillards de surcroît. Les Anglais les
avaient aidés à renvoyer chez eux ces visiteurs encombrants. Ils devaient
oublier de quitter l’île une fois leur généreuse mission accomplie. L’image de
la France retrouvait quelques couleurs avec la prise d’Alger, ce nid de pirates
coupable de bien des razzias durant des siècles. Une nouvelle rencontre entre
Français et Maltais s’annonçait. Allait-elle déboucher sur le pire ou le
meilleur ?
Les Italiens s’étaient
enfermés chez eux. Cette journée représentait à leurs yeux une bien lourde
défaite. La France venait en effet de leur chiper une place que l’Histoire
semblait leur avoir réservée.
Nazzareno Caruana se moquait
bien en cet instant de toutes ces tribulations politiques. Privé de
citoyenneté, il n’était mû par aucun sentiment national. Il appartenait à la
tribu des Maltais de Tunis : c’était bien là son seul drapeau. Même l’île
de ses ancêtres se perdait dans les souvenirs. La dernière lettre remontait à
dix ans. Elle lui annonçait la mort de sa grand-mère et ouvrait ainsi le livre
de l’oubli.
L’on entendit enfin la
musique. La grande et belle armée coloniale remontait le Boulevard de la Mer.
Une heure de spectacle haut en couleurs durant laquelle la France montra ses
muscles. La Tunisie n’avait pas choisi sa puissance protectrice par hasard. Et
les insurgés du Centre et du Sud ne semblaient pas avoir compris que l’on
venait de leur offrir mille ans de bonheur et de prospérité.
Caruana retrouva les trois pièces de son fondouk où s’entassait la marmaille. Pris par le quotidien, il oublia la France et son Protectorat. L’événement ne paraissait pas de nature à changer le cours de son destin.
Tunis 1920.
Lazare Caruana arrêta son
araba face au 56 rue de la Verdure. Il quitta sa charrette, flatta la croupe de
son anglo-arabe dans une caresse de père.
Le cheval venait d’entrer
dans l’existence des Caruana du fondouk de la rue Sidi Kadous. Il écrivait
ainsi la première page d’une épopée riche de plusieurs volumes.
Rachid Boussen l’attendait.
Il servit le thé, puis ouvrit le propos par maints salamalecs comme il se doit
avant de parler affaire.
— Pourquoi la majorité des
Maltais choisissent-ils ce quartier pour s’y installer ? demanda-t-il
ensuite.
— Parce qu’ils veulent
rester ensemble, répondit Lazare sans hésiter. Et maintenant, ici, nous avons
notre église et notre cimetière.
Avec l’arrivée de la France,
Tunis sortait de ses murailles et connaissait une expansion sans précédent. La
ville nouvelle avait choisi son camp. Elle devait faire de Tunis la cité la
plus européenne d’Afrique du Nord.
Les Maltais, un suivant
l’autre, s’étaient installés dans le quartier de Bab el-Khadra, donnant ainsi
leur nom à quelques rues des environs : rue Malta Srira, rue des Maltais,
rue de la Valette.
Chaque jour voyait s’ouvrir
de nouveaux chantiers, au grand bénéfice de la communauté italienne. Cette
dernière conservait pourtant toute son animosité à l’endroit de la France,
rêvant d'un renversement de situation qui ferait de la Tunisie une colonie
transalpine.
Lazare Caruana avait perçu
qu’il pouvait tirer profit de cette manne inespérée. Il avait ainsi investi les
quelques sous que lui avait laissés son père dans une charrette et un cheval
solide et résistant. Transporteur de matériaux de construction, il travaillait
douze heures par jour et six jours par semaine.
— Et ça te gène de vendre
tes terrains aux Maltais ? demanda-t-il en retrouvant Rachid Boussen.
Le Tunisien eut un geste de
la tête. Le sujet éveillait chez lui des sentiments contradictoires. Des champs
où ne poussaient que des melons, devenus grâce à la France de véritables
pépites d’or. Mais la France avait fait de lui un colonisé. Sans doute le
colonisé le plus riche du quartier. À combien toutefois peut-on chiffrer
l’estime de soi ?
— Tout compte fait, je
préfère les vendre à des Maltais, qui parlent presque tous arabe, qui vivent
comme nous et que nous considérons un peu comme nos cousins. Et en plus, ils
appellent leur dieu chrétien Allah.
— Ce n’est pas un exploit pour nous de parler arabe. Nos langues se ressemblent et nous sommes presque voisins.
Lazare pratiquait aussi le
sicilien commun aux quartiers populaires. Le français lui posait par contre
bien plus de problèmes. Cette langue s’imposait pourtant un peu plus chaque
jour. Et la parler comme il se doit vous distinguait son homme. Aussi, comme
bien des membres de la communauté, Lazare avait décidé d’envoyer ses enfants à
l’école des Français.
— Alors, à combien tu me le
fais ce bout de terrain ? demanda-t-il.
Rachid Boussen annonça un
prix.
— Al Madona ! s’écria
Caruana en levant les bras au ciel. Encore heureux que tu me considères comme
ton cousin, sinon, tu me prendrais même mon pantalon.
Le Tunisien eut un sourire.
On disait des Maltais qu’ils avaient hérité du sens des affaires des
Phéniciens, le premier envahisseur de l’île, et celui qui avait sans doute
forgé la mentalité de ses habitants.
Deux heures de négociation à
la mode orientale, sourire aux lèvres, sans jamais quitter sa bonne humeur.
Retrouvant son araba, Lazare Caruana avait acquis quatre ares de terrain,
situés sur la place de Bab el-Khadra, avec une vue imprenable sur le cimetière
musulman. Il venait de pénétrer dans le monde très fermé des capitalistes. Ne
lui restait plus qu’à devenir colonialiste.
Tunis 1921.
Le Français est un être
casanier, attaché au clocher de son village. La France enregistre dès lors un
échec dans sa volonté de peupler son empire à partir d’éléments venus de la
métropole.
En Tunisie, le péril
italien continue à inquiéter le Ministre résident. La France manque de
citoyens à opposer au groupe italo-sicilien. Qu’à cela ne tienne, elle va en
rechercher dans le stock que la colonisation a mis à sa disposition.
Lazare Caruana s’endormit au
soir du 7 novembre 1921. Il portait en cet instant le titre peu glorieux
d’élément anglo-maltais ; sous-produit de l’Empire britannique en d’autres
mots. Drôle d’Anglais à vrai dire, bien incapable de dire bonjour et au revoir
dans sa langue. Il s’éveilla au matin du 8 novembre. Le Bey venait de signer le
décret qu’on lui présentait, attestant que tout Maltais né dans la Régence
devenait français, avec, pour les jeunes, la possibilité de renoncer à cette
disposition à leur majorité. Et le voici désormais citoyen de la grande
puissance coloniale. Drôle de français en réalité, à peine capable de dire
bonjour et au revoir dans sa langue.
Cinq mille six cents Maltais
venaient ainsi de changer de nationalité sans que l’on eût l’idée de leur
demander leur avis. C’était toutefois sans compter sur la réaction de
l’Angleterre. Le consul de ce pays se découvrit une affection soudaine pour ces
« sujets » dont on venait de le priver. Une tendresse où le sentiment
anti-français joua sans doute un rôle essentiel. L’affaire fit grand bruit. Et
la Cour de justice internationale eut à trancher le différend. La France fut
ainsi condamnée à restituer ces naturalisés d’office à la Grande-Bretagne.
Caruana, après avoir goûté
aux bienfaits du colonialisme, se retrouva à nouveau dans le camp des
colonisés. L’Angleterre eut alors la bonne idée de faire sien sept mille
Allemands du Sud-Ouest africain. À chacun ses naturalisés d’office.
Britanniques et Français finirent par s’entendre sur ce point. Et Lazare, en
balle de ping-pong, reprit sa place dans le camp tricolore.
Mais quel était donc l’état
d’esprit de ces Français de la statistique ? Question posée à
Caruana, voilà ce qu’il serait sorti de son propos. Des remarques en maltais
comme il se doit. Ce dernier n’ayant pas reçu, avec sa carte d’identité toute
neuve, le mode d’emploi complet de la langue de Molière.
Sans doute était-il fier
d’appartenir à présent à la communauté dominante. Et les perspectives d’un
avenir français lui paraissait une chance pour ses enfants. Il ne pouvait
malgré tout se défendre contre un sentiment de frustration. On venait en effet
de rompre les derniers liens qui le reliaient à l’île de ses ancêtres. D’autre
part, il se méfiait un peu de ces Français, des hommes sans Dieu et des
anticléricaux. « Attenter à la nationalité, c’est attenter au
christianisme », avait dit son curé. Et Caruana pensait qu’il devait avoir
raison. Même si, en temps qu’Italien, il reconnaissait que le prêtre ne portait
la France dans son cœur.
M. Paul Cambon, Ministre
résident, perçut le danger que représentait la propagande du clergé italien
auprès de ses néo-naturalisés.
Le cardinal Lavigerie entra
alors en fonction. Le Primat d’Afrique apparaissait comme un grand ami de
Malte. Un titre que lui avait valu son intervention sur l’île au cours d’une
épidémie de choléra.
Le nouveau clergé se
considérait au service de la politique coloniale de sa patrie. Il était appelé
à remplacer les prêtres italiens, invités à rentrer chez eux.
Et ce fut à des vicaires
maltais, amis de la France, que l’on confia l’une des nouvelles paroisses,
celle du Sacré Cœur, située au centre du quartier maltais de Bab el-Khadra. Une
église qui deviendrait celle de la communauté. La plus matinale de Tunis. Elle
proposerait en effet une messe à cinq heures du matin. « La messe des
cochers. » Un office que Lazare Caruana ne devait jamais manquer avant de
commencer sa journée de travail.
Tunis 1948.
Jean Caruana n’avait jamais
eu besoin de réveil-matin pour se lever. À quatre heures, déjà dans son écurie,
il étrillait et nourrissait son compagnon de travail avant de bichonner sa
calèche. Puis, sans éveiller sa femme et ses gosses qui dormaient dans les
trois pièces situées au-dessus de l’écurie, il déjeunait d’un bol de café noir,
d’un oignon cru et de quelques sardines.
Le temps d’écouter la messe
des cochers, Jean venait prendre place dans la file des karrozzins qui
attendaient leurs premiers clients devant le café Borg.
Ce matin-là, Jean Caruana
connaissait une anxiété peu courante chez les Maltais ; des êtres placides
et un brin fatalistes.
Alfred Sammut, son ami de
toujours, buvait un verre de café au lait quand il entra dans le bar.
— Il est reçu, lui annonça
celui-ci dans un sourire en lui tendant la Dépêche Tunisienne. Regarde,
c’est là !
Jean lisait le français en
déchiffrant chaque syllabe. « Robert Caruana », ânonna-t-il. Pas de
doute. Son aîné était admis en sixième au lycée Carnot.
— Celui-là, il ne fera pas
le cocher. Je peux déjà le prédire, affirma-t-il ensuite du haut de son
orgueil.
Le destin de son aîné le
conduirait un jour à travailler dans un bureau ou dans une banque. Et si la
chance voulait bien lui sourire, peut-être deviendrait-il fonctionnaire chez
les Français, avec une villa à Mutuelleville et des costumes de mariage pour
toute la semaine.
Tunis 1956.
La pièce est jouée. Le
rideau tombe sur les cris de joie des vainqueurs et le désespoir des cocus de
la farce. Les grands décident du destin des nations. Le petit peuple est invité
à payer l’addition.
« Les colonialistes à
la mer ! » hurlent Mohamed et Ali sous les fenêtres de leurs
voisins : David, Salvatore et Carmelo. Robert Caruana voudrait leur
répondre, leur rappeler qu’ils sont cousins, presque frères. Mais dans quelle
langue le leur dire ? Oubliés l’arabe, l’italien, le maltais, il n’a plus
que le français et des rudiments d’anglais pour s’exprimer. Alors il se tait.
Qu’il le veuille ou non, il est français. Et d’ailleurs il le veut. Il le
revendique même. Il est français de Tunisie, d’origine maltaise. Et croit
pouvoir le rester, ne voulant rien rejeter de cette chakchouka d’influences qui
compose son identité.
Robert Caruana bâtira sa vie
ici, sous les lois tunisiennes. Les Maltais en ont vu d’autres tout au long de
l’Histoire.
Tunis -Marseille 1961.
Jean Caruana a décidé de
jeter l’éponge. Voilà des mois que ses journées de travail ne lui permettent
plus de payer l’avoine de ses chevaux. Et la Mairie de Tunis vient de rejeter
sa demande. Habib Bourguiba lui refuse de trahir le métier de son père en
conduisant un taxi.
La misère, à nouveau, pousse
les Caruana à l’exil. Jean rêve un instant de retrouver l’île de ses ancêtres.
Robert, son aîné, ne partage pas cet avis. Seul un départ sur les terres de
France leur offrira un avenir porteur de promesses. Un départ et une découverte
à la fois. Pour les Caruana de cette branche, à l’image de bien des familles de
ces néo-Français, la Mère Patrie reste un concept flou, peuplé de quelques
images de cartes postales.
La Tunisie leur montre la
sortie. Malte leur ferme ses ports. Ces enfants perdus, que l’Histoire a
malmenés, n’ont plus de place sur une île surpeuplée.
Marseille leur ferait
oublier Tunis tant elle ressemble à Tunis. Afin de les protéger de l’oubli, les
mêmes cris les accueillent. Colonialistes là-bas, colonialistes ici ; le
dépaysement n’est pas pour demain.
Drôles
d’ « exploiteurs d’Arabes » en réalité. Les Caruana semblent
experts dans l’art de camoufler le trésor que leur a valu la sueur des
burnous. Un deux pièces sous les toits, suintant d’humidité, glacial les
jours de mistral, four à pain aux premiers rayons de soleil. Jean, garçon
d’écurie à l’hippodrome du Pont de Vivaux. La mère, employée par quelques
familles de la rue Saint-Férreol, retrouvait ainsi, dans le rôle de fatma,
toutes les humiliations infligées aux femmes de ménage qu’elle n’avait jamais
pu se payer. Robert, de son côté, avait gagné ses galons de plongeur en eau de
vaisselle. Certains restaurateurs d’Aix-en-Provence se souviennent encore de
lui. Un banquet, un mariage, l’étudiant en lettres ne refusait jamais les
quelques billets que rapportait une nuit d’assiettes sales et de fourneaux
encrassés.
Aix-en-Provence 1962.
L’affaire algérienne secoue
la France. Deux camps hostiles se font face, prêts à l’affrontement. M. Ménard,
prof de lettres modernes à la fac d’Aix-en-Provence, figure parmi les héros de
la cause des opprimés. Non pas que sa bravoure le conduise à sortir sa
pétaudière dans l’intention de s’opposer à l’OAS les armes à la main. Son courage
semble vouloir s’exprimer par ailleurs. C’est ainsi, dans un propos mal
assorti, que Robert Caruana s’entend à nouveau traité de sale colonialiste.
40 ans plus tard.
Les décennies ont refermé
les cicatrices, ouvrant ainsi la voie aux souvenirs heureux. Le filtre du temps
a libéré l’Histoire de ses passions. La Tunisie porte désormais un regard ému
sur ses communautés dont elle reconnaît l’amour sans calcul qu’elles lui ont
porté. Malte retrouve ses fils éparpillés, auxquels elle offre à présent ses plus
beaux sourires dans son désir de les voir accourir, les poches pleines de
devises.
Et Robert Caruana a ainsi
reconstitué son triptyque : Malte, la Tunisie, la France dans une même
phrase et dans bien des livres. L’impérialiste déchu s’est en effet
découvert une vocation dans le métier d’écrivain.
La page est tournée. Les
exploiteurs de burnous sont passés de mode. La vindicte, inspirée par un
racisme bien ordinaire, se porte dorénavant sur les porteurs de burnous, avant
de choisir d’autres cibles.
Seul le souvenir de M.
Ménard reste en lui comme une tache indélébile. Non pas que son insulte l’ait
marqué plus qu’une autre. Son « sale colonialiste » tombait toutefois
comme un cheveu sur la soupe.
« Hors sujet. Mal à
propos, monsieur Ménard ! » Et cette atteinte à la langue française,
Robert Caruana ne pourra jamais vous la pardonner.
Les autres romans de Claude RIZZO,
disponibles en librairie :
Au temps du
jasmin – Editions Michel Lafon.
Le Maltais
de Bab el-Khadra – Editions Michel Lafon.
Je croyais
que tout était fini – Editions Michel Lafon.
La secte –
Edition Lucien Souny.
Le sentier
des aubépines – Editions Lucien Souny.
Tunisie de notre enfance. A commander chez l’éditeur
Le dernier roman en librairie.